20.
Le Traqueur
12 février 1999
Maintenant, j’arrive à me lever et à faire quelques pas dans ma chambre. Si on me soutient. Mais je suis encore faible, très faible.
Mon procès commence demain.
Je leur ai raconté mon histoire des tonnes de fois, en tout cas ce dont je me souviens. Cette nuit-là, je me suis réveillé et j’ai vu que Linden était parti. J’ai suivi sa trace jusqu’à la lande et, quand je l’ai trouvé, il était en train d’appeler un taibhs, un esprit des ténèbres. Nous avions découvert ce rite de convocation l’année dernière, alors que nous cherchions à comprendre ce qui était arrivé à nos parents. Pour autant, jamais au grand jamais je ne l’ai encouragé à passer à l’acte. Si j’avais su ce qu’il manigançait, j’aurais tout fait pour l’en empêcher.
Je l’ai vu les bras levés au ciel, le visage illuminé par la joie. Quand le taibhs noir s’est approché de lui, j’ai dû jeter un sort de rupture pour briser le cercle. La suite ressemble à un cauchemar : je me suis rué vers Linden, qui s’est effondré dans mes bras, et le spectre nous a enveloppés dans sa brume. J’ai senti que je ne pouvais plus respirer, que j’étouffais. Je me suis écroulé, résigné à mourir.
Ensuite, je me suis réveillé dans mon lit, chez mon oncle et ma tante.
Si je sais que ce n’est pas moi qui ai tué Linden, je sais aussi que ma soif de vengeance a précipité sa fin. Pour cela, je risque d’être condamné à mort. Si je ne savais pas qu’Alwyn me pleurerait, j’accepterais ma sentence calmement, car plus rien ne me retient ici-bas.
Gìomanach
* * *
Le temps que j’arrive à l’orée du bois, la neige s’était remise à tomber.
À l’évidence, Cal avait attiré Hunter ici pour me protéger. Comment avait-il pu croire que je l’attendrais sagement dans mon coin ? Je ne savais pas ce qui se passait entre eux, pourtant, une chose était sûre : si Hunter faisait du mal à Cal, je me vengerais.
La forêt était dense, sauvage, les broussailles impossibles à pénétrer. Après m’être assommée contre une branche basse, j’ai dû m’arrêter. Je n’avais aucune idée de la direction à prendre pour les retrouver. L’obscurité était totale et j’ai commencé à trembler. Je me suis forcée à respirer calmement pour me ressaisir et me concentrer. J’ai serré et desserré les poings, puis j’ai fermé les yeux.
— Un, deux, trois, ai-je compté en inspirant et en expirant lentement.
Quand j’ai rouvert les paupières, j’ai découvert avec soulagement que ma vision de mage s’était enfin manifestée. Les arbres m’apparaissaient sous la forme de lignes verticales sombres, les taillis se découpaient nettement et les rares animaux et oiseaux nocturnes qui n’hibernaient pas émettaient une lumière jaune pâle.
Voilà qui est mieux, me suis-je dit. J’ai scruté les environs et j’ai rapidement retrouvé leur trace : dans leur course effrénée, ils avaient laissé de profondes empreintes dans le sol et brisé des brindilles.
Je me suis lancée à leur poursuite. Il faisait tellement froid que j’avais le nez et les pieds gelés. Soudain, j’ai entendu un bruit étrange, comme un fort bourdonnement. Et ce n’était pas le sang qui battait à mes tempes. Bien sûr ! Cal et Selene vivaient à l’extérieur de la ville, tout près de l’Hudson. Le fleuve se trouvait là-bas, droit devant, au fond des gorges. Grommelant, titubant contre des cailloux, j’ai pressé l’allure en m’aidant des troncs pour aller plus vite.
Une voix m’est alors parvenue malgré le grondement des eaux :
— Tu n’as pas le choix, tu dois venir avec moi !
C’était Hunter.
Aussitôt, j’ai accentué mon effort. Quand enfin je les ai retrouvés, ils se tenaient dans une petite clairière qui dominait le fleuve. Hunter était au bord du ravin et Cal lui faisait face, l’athamé dans la main. Lorsqu’il s’est avancé de quelques pas, j’ai hurlé :
— Cal !
Ils se sont tournés vers moi comme un seul homme.
— Reste là ! m’a ordonné Cal avec un geste de la main.
À ma grande surprise, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus bouger. Il m’avait jeté un sort !
L’instant d’après, Hunter lui a lancé une boule de lumière bleue qui a fait tomber l’athamé. Cal en est resté bouche bée. Et moi aussi. J’avais du mal à croire que cette scène était réelle, qu’il ne s’agissait pas d’effets spéciaux générés par ordinateur. D’un bond, Hunter s’est écarté du bord et, pendant que Cal tentait de récupérer la dague, il s’est jeté sur lui. J’ai voulu m’approcher. En vain. Mes jambes étaient comme pétrifiées.
Je les ai vus rouler à terre, cheveux bruns et cheveux clairs se découpant sur la neige et le noir manteau de la nuit.
— Arrêtez ! les ai-je suppliés.
Cal a réussi à clouer Hunter au sol et lui a donné un coup de poing en pleine figure. Un filet de sang a éclaboussé la neige – le contraste entre le blanc et le rouge m’a rappelé le vin de messe renversé sur le carrelage de l’église. J’en ai eu la chair de poule. Il fallait absolument que je les arrête, cette haine réciproque refoulée pendant des années allait à l’encontre des principes de la magye.
J’ai rassemblé mes forces et me suis imaginée en train de me libérer d’une coquille d’œuf. Enfin ! Le sort était brisé. J’ai couru vers eux et, au moment où je ramassais l’athamé, j’ai vu Hunter repousser Cal loin de lui. Nous nous sommes relevés tous les trois en même temps, à bout de souffle.
— Morgan, va-t’en ! a vociféré Hunter sans quitter Cal des yeux. Je suis un Traqueur et Cal doit comparaître devant le Conseil pour répondre de ses actes.
— Ne l’écoute pas, Morgan ! Il ment encore une fois ! Il est jaloux, il convoite tout ce que je possède. Il ne cherche qu’à me nuire et il s’en prendra aussi à toi !
À ce moment-là, j’ai remarqué des traces de sang sur sa main, le sang de Hunter.
— C’est toi qui mens, Cal, a rétorqué Hunter avant de se tourner vers moi. Cal est bien un Woodbane, Morgan. Sauf que, contrairement à Maeve, il n’a pas renoncé au mal. Je t’en prie, va-t’en d’ici !
Cal a pivoté dans ma direction, et ses yeux dorés ont plongé dans les miens. J’ai eu l’impression que mon esprit s’embrumait. Hunter m’a dit quelque chose, mais je n’ai pas saisi ses paroles, comme si j’avais du coton dans les oreilles. Le temps semblait ralentir. Que m’arrivait-il encore ? Impuissante, je les ai regardés se tourner autour, le regard brûlant, le visage pâle.
Lorsque Hunter a tenté une nouvelle fois de me parler, sa voix ressemblait au grognement rauque d’un animal. Puis ils ont recommencé à se battre, et leurs mouvements étaient si lents qu’ils semblaient répéter une chorégraphie. Hunter a donné un coup de poing dans le ventre de Cal, qui s’est plié en deux. Je me suis crispée, j’aurais tant voulu voler à son secours ! Mais j’étais prisonnière d’un cauchemar qui m’empêchait d’intervenir. J’ai serré l’athamé contre moi, et j’ai senti une petite pointe de chaleur contre ma gorge. C’était le pentacle que Cal m’avait donné.
Cal s’est redressé. Hunter a voulu le frapper de plus belle, mais il a manqué sa cible. Cal en a profité pour le faucher, et le sang qui maculait le visage de Hunter a souillé la neige lorsqu’il s’est effondré. Tandis qu’il se relevait pour repartir à la charge, des images me sont apparues : Hunter me disant que Cal était un Woodbane, Hunter m’effrayant, tapi dans mon jardin, Hunter, toujours odieux et méprisant…
Puis j’ai repensé à Cal, à ses baisers, à ses caresses, à sa patience lorsqu’il me parlait de la sorcellerie, à sa prévenance pendant les cercles. J’ai aussi revu Bree en train de me hurler dessus, une nuit, dans sa voiture. Et Sky et Hunter, toujours ensemble. Toutes ces images m’engourdissaient l’esprit. Je ne voulais plus qu’une chose : m’allonger dans la neige et dormir.
Je suis tombée à genoux, un sourire sur les lèvres, prête à m’abandonner aux bras de Morphée. J’avais beau me douter que j’étais sous l’emprise d’un sort, je m’en moquais, je voulais juste me reposer.
Devant moi, les deux garçons roulaient vers le fleuve, au corps à corps.
Morgan !
Mon nom m’est parvenu doucement, sur un flocon de neige. J’ai levé la tête et, l’espace d’une seconde, j’ai croisé le regard implorant de Cal, qui se tordait de douleur. Hunter l’avait immobilisé et lui maintenait son genou sur la poitrine. Il était en train de lui lier les poignets avec une longue chaînette.
Morgan !
Tout à coup, une douleur fulgurante m’a transpercée de part en part. Voilà ce que Cal endurait. Le souffle coupé, les mains serrées sur la poitrine, je me suis effondrée dans la neige. Lorsque j’ai rouvert les yeux, j’avais les idées un peu plus claires.
Aide-moi ! Il va me tuer !
Je n’entendais pas ses mots, ils résonnaient directement dans mon esprit. Appuyée sur une main, j’ai réussi à me remettre à genoux.
— C’est fini, Cal, a grogné Hunter en tirant sur la chaîne. Je t’ai eu.
— Morgan ! a hurlé Cal.
Son cri m’a sortie pour de bon de ma torpeur. Il fallait que j’agisse, que je le sauve. Je l’aimais depuis toujours. Péniblement, je me suis mise debout. Que faire ? Je n’étais pas de taille à affronter Hunter. Je me suis souvenue de l’athamé, l’athamé que Cal m’avait offert et que je serrais encore entre mes mains. Sans réfléchir, je l’ai lancé vers Hunter de toutes mes forces et je l’ai regardé fendre l’air à une vitesse vertigineuse.
Il s’est planté dans son cou, puis est tombé sur le sol. Dans un hurlement, Hunter a porté les mains à sa blessure. Le sang qui jaillissait entre ses doigts dessinait des coquelicots sur la neige.
Qu’est-ce que j’avais fait ?
Cal en a profité pour plier les jambes et le pousser des deux pieds, de toutes ses forces. Déséquilibré, Hunter a poussé un cri de surprise avant de tomber dans le ravin. Je n’ai eu le temps que de crier : « Noooooooooon ! »
J’ai contemplé le gouffre, interdite.
— Morgan, viens m’aider ! m’a implorée Cal. Enlève-moi ce truc, ça me brûle ! Enlève-le !
Malgré ma stupeur, je me suis précipitée vers lui afin de le libérer. Au contact de la chaîne, je n’ai senti que quelques picotements au bout de mes doigts. En revanche, la peau de Cal était gravement brûlée. J’ai jeté la chaîne et je me suis ruée vers le bord du ravin. Je savais que j’allais vomir si j’apercevais le corps de Hunter en bas, pourtant, il fallait que je sache. Je pensais déjà à appeler une ambulance, à descendre près du fleuve, en essayant de me souvenir de ce que j’avais appris pendant mon stage de secourisme.
Mais il n’y avait rien en bas, rien que des rochers et les eaux tumultueuses du fleuve.
Cal m’a rejointe en titubant, le souffle court. Il paraissait horrifié et affaibli. Ses cheveux, trempés par la neige, portaient des traces de sang.
— Par la Déesse, le courant a dû l’emporter…
— Il faut qu’on prévienne les secours, ai-je murmuré en tendant la main vers lui. Et qu’on soigne tes poignets. Tu crois que tu vas pouvoir marcher jusque chez toi ?
Cal m’a regardée sans répondre.
— Morgan, a-t-il murmuré un instant après, la voix chevrotante. Tu m’as sauvé la vie.
De ses doigts gonflés à force d’avoir frappé Hunter, il m’a caressé la joue et m’a dit tendrement :
— Hunter allait me tuer, et toi tu m’as protégé, comme tu l’avais promis. Je t’aime.
Il s’est penché vers moi pour m’embrasser ; ses lèvres étaient froides et avaient un goût de sang.
— Je t’aime plus que tout, Morgan. Aujourd’hui, notre histoire commence vraiment.
Je ne savais pas quoi dire, j’avais l’impression d’avoir la tête vide. Il s’est appuyé sur moi et nous nous sommes dirigés vers la maison. Avant de pénétrer dans le bois, j’ai lancé un dernier regard vers le ravin.
Puis je me suis souvenue : on était le 23 novembre. J’avais officiellement dix-sept ans…
Fin du tome 1